Il était une fois un lion grognon. Non pas qu’il n’ait été grognon qu’une seule fois, mais c’est le seul lion que j’ai connu grognon de la sorte. Lionceau déjà, ce petit là avait quelque chose d’un peu décalé. Son papa, pourvu d’une descendance mâle, avait cru que ce serait une gentille petite lionne qui lui viendrait. L’avait-il seulement cru ou bien voulu ? Le lionceau ne le comprit jamais. Il était le troisième de quatre petits lions. Cela ne lui permit ni d’être celui des premiers étonnements, ni celui des premières habitudes, ni enfin celui des dernières attentions. Il avait un caractère ombrageux, se protégeant par la colère des ses déceptions et de ses craintes. Il avait beau être un lion, on ne lui vit jamais cette arrogance farouche, cette force brute qui sont l’apanage de ses congénères. Il a, en fait, poussé bien plus de coups de gueule qu’il n’a porté de coups de griffes, si ce n’est peut-être à ceux qu’il aimait. Il était indéniablement de son clan, son poil tout autant que son faciès en faisait foi, on reconnaissait en lui tel ou tel trait hérité de ses parents et grand-parents.
Ce qui le singularisait, c’était cette boule qui le prenait à la gorge ou qui lui tordait les boyaux à s’en rendre malade. Il n’était pas un redoutable prédateur, de ces terribles guerriers des sables qui traquent et tuent avec mâle assurance et insouciance. Il se montrait plutôt pataud, sans trop de mordant, plutôt emporté et rancunier que véritablement hargneux. Fût il rassasié un jour tant le creux de ses entrailles le taraudait toujours ?
Lentement, il lui fallut pourtant renoncé au confort de la horde. Il se sentait une charge pour sa famille et avait pris très au sérieux l’annonce rugissante de son père qui lui prédisait qu’il le chasserait du clan à l’âge adulte. Pourtant, l’âge arrivé, il était prêt, accompagné d’une petite lionne dont il était tombé amoureux à l’école de la savane. Avec elle, tout ne changea pas de sa façon de mêler l’inquiétude à l’amour, la récrimination au doute, le cri de colère à l’appel à l’aide, mais il n’était plus seul et, mieux encore, il avait été désiré sans avoir caché rien de ce qu’il était. Malgré ses airs bougonnants, le lion était fait d’une âme complexe, ébréchée, à peine protégée par une peau sensible.
Ils étaient tous deux partis sur d’autres terres, sur des terrains de chasse éloignés, mais sans pouvoir, ni l’un ni l’autre, passer plus de quelques semaines sans rendre visite à leur horde native. Lion et lionne étaient, quoiqu’ils en disent, attachés aux leurs par cette fidélité atavique qui ne permet pas de sentir autrement qu’exil tout éloignement durable.
Leur vie de couple, comme tant d’autres choses, échappe à la connaissance du narrateur. Elle avait peut-être cette rudesse à laquelle oblige la lutte quotidienne, avec des jours d’abondance et d’autres de privation. Mais le lion avait réussi à trouver un territoire qui convenait, par tous ses repères, à endiguer les remous de son âme.
Par un paradoxal jour ensoleillé de printemps, le lion perdit sa mère. Elle s’était soudainement , irrémédiablement, trouvée malade. Aimée tendrement par les siens, elle a probablement emporté dans sa poussière un peu du cœur de chacun de ceux qui l’aimaient. Sa présence s’est elle transmise à sa descendance, ou bien aurait elle disparue en même temps que ses yeux à nos yeux ? A chacun sa réponse. Quoiqu’il en soit, la mère lionne ne connut jamais aucun de ses petits enfants. J’ignore d’ailleurs si cette histoire a à voir avec l’accident qu’il adviendra bien après au lion, mais j’imagine qu’un part de son chagrin devint dès lors irréversible, même si personne ne l’entendait le dire.
Le lion devint papa. Sa paternité était faite d’une joie inquiète, préoccupée à faire au mieux ou au moindre mal, avec la grandeur, la maladresse et les contradictions d’un cœur soucieux et bileux. Le lionceau allait pataud et grandissant, plutôt miaulant que rugissant, avec l’instinct plus doux que sauvage. Le lion craignait de ne pas offrir une pitance du corps ou de l’esprit suffisante, mais c’était spectre plus que réalité. Sa lionne porta bientôt un deuxième rejeton en son sein. Hélas, le lion dût changer de contrée, poussé vers de plus vastes et plus riches territoires. Malgré l’abondance, notre lion ne trouvait pas le gîte où pourrait se réfugier sa famille agrandie. Si le gibier ne manquait pas, le lion ne se savait pas très habile à la course, le pied plutôt fragile. Il était meilleur chasseur à l’affût, dans les recoins et se sentait décontenancé dans les vastes espaces qui s’offrait, presque béants, à lui.
Son second fils venait de naître. Il était temps qu’il retourne sur son nouveau territoire pour trouver à la fois l’abri et la nourriture pour le petit clan dont il était le chef. Un tronc, posé en travers d’un ravin, surplombait une rivière. Il voulait traverser. Fût il pris d’étourdissement, ébloui par les eaux? A t il tenté d’un saut de rejoindre l’autre bord ? N’a t il pu revenir sur ses pas ou avancer encore ? L’arbre abattu était vermoulu, l’appui s’est dérobé sous lui, l’emportant dans sa fracture. Rien ni personne n’a arrêté sa chute. On meurt ainsi quand on perd pied.
Si l’histoire du lion grognon s’achève ici, celle de sa race et de son clan pourtant se poursuit. Si l’un n’allait pas sans les autres, les autres continuent parfois sans lui.